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vendredi 2 mai 2014

Hauts plateaux, bas instincts

Dans cet univers feutré où les cravates désormais unies entrelacent des escarpins sexy, où le pédigrée moyen est un bac+5 de belle facture, où les manières sont so soft et où chaque mot est soigneusement pesé, périphrasé, ciblé, enrobé comme un suppositoire, les restaurants d'entreprises sont des laboratoires inédits et fort intéressants pour qui s'intéresse à la nature humaine.

Exit, les bonnes vieilles cantoches d'autrefois ! Les "R.E." modernes portent des noms exotiques, se prennent pour des lounges et abritent en théorie un moment de pause et de convivialité au milieu de journées brutales. Pourtant, pour une raison qui m'échappera toujours, chaque client semble devenir, en posant le pied sur ce carrelage où une semelle glissante vous ferait immédiatement passer pour le Pierre Richard de (premier) service, une sorte de Mr Hyde ou Mrs Hydette en puissance, un(e) Manimal aux dents acérées.

Les hostilités démarrent à 11h55, pass'qu'après c'est blindé. Une amie qui travaille dans une grande banque verte et blanche m'expliqua un jour à quel point l'heure du déjeuner y est un marqueur social. Plus on est chef, plus tard on déjeune. 13h30 est de bon ton, même s'il n'est pas sûr qu'il reste du bon thon. Aller se restaurer à midi quand on est directeur, c'est d'un populo ! Pour un peu ce serait mal vu. Ils sont bizarres ces banquiers...

Bref, la matinée s'achève à peine que voilà des hordes de collègues bavards dévalant en meutes l'escalier et se retrouvant comme de piaffantes pièces de Tetris à l'entrée de ce sanctuaire appelé selfL’œil noir et le couteau pointé comme une baïonnette, les affamés se lancent dans un parcours de mangeur de combat où chaque autre individu est désormais un ennemi. Bienvenue à The Food : seule la nourriture compte. Tiens, je vais proposer le concept à TF1. Prendra-t-il ma bouffe, me doublera-t-il à la caisse, prendra-t-il ma table ? Était-on en réunion ensemble il y a un quart d'heure ? Peu importe, maintenant c'est un concurrent de steak, un adversaire de filet de dinde. Se faufiler justement, voilà un  premier challenge. Si les plateaux étaient bordés de lames de rasoirs, on pourrait en tailler, des costards ! "Oh pardon, vraiment... C'est rien, c'est de la béarnaise...". Où donc avais-je les yeux, quoi donc avais-je dedans ? De la béarnaise, sans doute. Arrivant par grappes, les collègues se défragmentent au gré des graisses plus ou moins gluantes présentées en grains, agrippant des plats du jour qui remonteront l'après-midi. Au comptoir à salades on se retrouve en configuration cocktail, les chanceux ayant accès aux bacs rechignant à se pousser pour laisser la cuillère à ceux que ça fait chier d'attendre, c'est la quintessence du body language.

Vient la caisse et son bip monoprien. Et nous étions cent vingt à être le suivant de celui qu'on suivait... Chaque tribu a un éclaireur, celui qui passe en premier et qui a la lourde responsabilité de trouver une table. Ce genre de sport est réservé aux forces spéciales de l'équipe. La repérer, sauter dessus, déloger les éventuels insurgés (il y en a toujours) et sécuriser la zone. Un travail de nettoyage pour préparer la conversation conventionnelle qui suivra, peuplée à 99% d'histoires de bureaux, de chefs à la con et de jérémiades sur les droits d'admission facturés par le prestataire en charge du restaurant. Car en effet, le cœur de la cantine est là, dans cette séquence tout ça pour ça. Dix minutes de guerre, vingt minutes pour ingurgiter les râles des autres. Alors, pour conclure, on traînasse au dessert malgré les suivants de tout à l'heure qui cherchent maintenant une table aussi désespérément qu'un parisien cherche une place pour se garer. Qu'ils mettent la pression en stationnant ostensiblement à côté de nos assiettes vides, et l'on prendra un malin plaisir à sortir les smartphones pour se montrer des photos dont personne n'a rien à foutre (c'est à ça qu'on reconnaît les photos de smartphones). Après quelques minutes de cette guerre psychologique, on daignera se lever. Alors le geste grave, alors le regard fier, on ramène nos betteraves jusqu'en pleine lumière.

S'en suivra le même scénario en sortie de l'antre cantinesque, dans l'endroit le plus important et le plus stratégique de l'entreprise : la cafèt, pour ce moment viscéralement inscrit et rigoureusement indispensable à la culture française : le café. La terre peut s'arrêter de tourner, on ratera pas son expresso. Heu... Allongé pour moi, s'il vous plaît.

Le collègue de travail est une créature angoissée. Il a peur de manquer : manquer d'amis pour déjeuner, manquer de nourriture, manquer de temps. Surtout, si vous croisez un collègue glouton qui commence à stresser à 11 heures, rassurez-le. Projetez-vous dans une relation parent-enfant et dites lui que vous allez l'accompagner. Et pour le faire patienter, diffusez un peu de parfum d'ambiance "cantoche torride".